samedi 30 juin 2012

"L'Homme sans qualités" de Robert Musil (court extrait)



" Au fond, il en est peu [d'hommes] qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu'ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès; mais ils ont le sentiment de n'y pouvoir plus changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu'ils ont été trompés, car on n'arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l'ont fait; elles auraient aussi bien pu tourner autrement; les événements n'ont été que rarement l'émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l'humeur, de la vie et de la mort d'autres hommes, ils sont simplement tombés dessus à un moment donné.

" Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d'être désormais votre vie, et c'est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l'on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu'on s'était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s'en aperçoivent pas; ils adoptent l'homme qui est venu à eux, dont la vie s'est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent désormais l'expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance. Il est arrivé ce qui arrive aux mouches avec le papier tue-mouches: quelque chose s'est accroché à eux, ici agrippant un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les a lentement emmaillotés jusqu'à ce qu'ils soient ensevelis dans une housse épaisse qui ne correspond plus que de très loin à leur forme primitive. Dès lors, ils ne pensent plus qu'obscurément à cette jeunesse où il y avait eu en eux une force de résistance: cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne veut pas rester en place et qui déclenche une tempête de tentatives d'évasion sans but; l'esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l'ordre établi, sa disponibilité à toute espèce d'héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente gravité et son inconstance, tout cela n'est que tentatives d'évasion. Celles-ci expriment simplement, en fin de compte, qu'aucune entreprise juvénile ne paraît issue d'une nécessité intérieure incontestable, quand bien même elles l'expriment de manière à laisser entendre que toutes ces entreprises étaient urgentes et indispensables. Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre? Une ex-pression de l'im-pression? Une technique de l'être? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre: quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître? "




Oeuvre de 1700 pages, L'Homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften) de l'écrivain et critique de théâtre autrichien Robert Musil brosse le portrait de la société viennoise peu avant la Première guerre mondiale. Publié en 1930 (1er tome) et 1932 (1ère partie du 2e tome) l'ensemble est resté inachevé parce que Robert Musil a dû émigrer de Berlin, où il résidait, à Vienne, puis en Suisse après l'Anschluss (invasion de l'Autriche par les Nazis). Malade et ruiné, il n'est pas parvenu à achever son manuscrit. Il est mort en 1942 à Genève.

2 commentaires:

clodoweg a dit…

Beau texte.
En résumé, il n'y a pas d'ordre, pas de sens de la vie, pas de destin (quoique...)
seulement le Hasard et la Nécessité.
On se sent tout drôle quand on s'en rend compte.

Philippe a dit…

Bonjour, j'ai envoyé le lien "Musil" à un camarade. Voici le commentaire qui l'accompagnait:

Hello Benj !

Je viens de trouver ce texte sur le blog d'un ami qui me fout le cul par terre... (le texte... pas l'ami, bien sûr !)
Je suis absolument "scotché" par cette lucidité de Musil et les images qu'il emploie, par cette perspicacité à l'égard des "pauvres mouches" que nous sommes et qui nous croyons libres et maîtres de notre destin...
J'ai l'impression que ce Musil, pourtant mort une 10aine d'années avant ma naissance, regarde encore ma vie et mes agitations sous sa loupe d'entomologiste... Ou qu'il a assisté, caché dans un coin du bistrot, à ces conversations que nous avons eues si souvent, toi et moi, sur nos conditions de professionnels, de maris, de pères... ou de mecs, en général !...
Dans le fond et comme disait "l'autre", la seule liberté que nous avons, ne serait-elle que celle de savoir et d'accepter que nous ne somme pas libres...
...et de garder, jusqu'au bout, une lucidité intransigeante sur cette constatation... et ses conséquences ?...
Intransigeante et, si possible... souriante ?!...
Allez, je te souhaite un bel été et me réjouis de reparler de tout cela avec toi.

Et je t'embrasse.

Philippe