mercredi 5 septembre 2012

" Ma chère Lucie, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou ? "


"Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.
"Ma chère Lucie, rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux; alors nous jouons la comédie. [....] Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s'est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change! Je ne le reconnais plus... ni le jour ni la nuit. S'il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.

"Vraiment, un homme sans moustache n'est plus un homme. Je n'aime pas beaucoup la barbe; elle donne presque toujours l'air négligé, mais la moustache, ô la moustache! est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l'oeil et... aux... relations entre époux. Il m'est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n'ose guère t'écrire. Je te les dirai volontiers... tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines choses, et certains d'entre eux, qu'on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu'il faudrait une science infinie pour l'aborder sans danger.

"Enfin! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.
Oui, quand mon mari m'est arrivé rasé, j'ai compris d'abord que je n'aurais jamais de faiblesse pour un cabotin, ni pour un prédicateur, fût-il le père Didon, le plus séduisant de tous! Puis quand je me suis trouvée, plus tard, seule avec lui (mon mari), ce fut bien pis. Oh! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches; ses baisers n'ont aucun goût, aucun, aucun! Cela n'a plus ce charme, ce moelleux et ce... poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment. Figure-toi qu'on t'applique sur la lèvre un parchemin sec... ou humide. Voilà la caresse de l'homme rasé. Elle n'en vaut plus la peine assurément.

"D'où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu? Le sais-je? D'abord elle chatouille d'une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu'au bout des pieds un frisson charmant. C'est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit "Ah!" comme si on avait grand froid. Et sur le cou! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tord, on secoue ses épaules, on renverse la tête ; on voudrait fuir et rester; c'est adorable et irritant! Mais que c'est bon!

"Et puis encore... vraiment, je n'ose plus? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s'aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu'ils deviennent presque inconvenants! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j'en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut! Le créateur (je n'ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre chair où devait se cacher l'amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l'on allait boire et dormir. [...]

"Allons, adieu, ma chère Lucie, je t'embrasse de tout mon coeur. Vive la moustache!
JEANNE."

Pour copie conforme : Guy de Maupassant. "La Moustache" dans "Boule de Suif".

3 commentaires:

unnu a dit…

voila que cela ne manque pas de piquant et me rappel la moustache de mon grand père lorsqu'il me disait bonjour!

Anonyme a dit…

Bonjour André,

Encore un peu proche du réveil, quel délice pour démarrer la journée.

Bien entendu. Et quel bonheur d'écriture et de lecture. Comme auraient pu dire certain personnage de Proust : "c'est exquis".

Cette précision, et capacité de transmettre les sentiments, les sensations du désir et du plaisir. Il y a, bien sûr, le génie d'écriture de Maupassant. Mais - hypothèse de ma part - d'une façon générale, aussi bien le rythme de vie, que le poids de plus en plus fort des images statiques ou mobiles, font que peu d'écrivains s'adonnent à cette minutie, si élégamment décrite.

Ce n'est, en tout cas, pas dans les clichés - quickies que l'on retrouve cela. Même la sensibilité d'un Edmund White, qui sait s'attarder sur l'émerveillement d'une radiance de peau,ou son odeur, d'un contour de visage, ne va pas aussi loin dans les détails.

Mais peut être est ce que je manque d'une culture plus contemporaine. Si vous ou certains de vos lecteurs connaissent je suis preneur.

En tout cas, Merci.

Bien cordialement

Frenchanonymous

PS : je me suis replongé dans une série de livres d'Yves Navarre. Très bref, pour ce que j'en ai relu, sur les détails physiques, mais passionnant comme témoignage d'une époque, pas si éloignée que cela, d'avant le SIDA, et les gay pride

Une part de moi a dit…

La première fois que j'ai lu ce texte, il m'a fait un drôle d'effet. Et aujourd'hui j'en ai trouver la cause : ça me rappelle les dictées de ma prof de français en 6ieme ! Pas du point de vue sensuelle ( quoi que certaines étaient osées pour une classe de 6ieme ) mais par ce côté assez romantique. Je garde un bon souvenir de cette prof !