samedi 1 février 2014

Coriolan : haine et amour entre deux chefs, jusqu'au baiser mortel



Coriolan: Tom Hiddleston.

Élégant du temps de Shakespeare.
Dans ma jeunesse, lorsque je voulais voir du grand théâtre ou une comédie musicale merveilleuse, je prenais l'avion de nuit (moitié prix) pour Londres. Jeudi soir, Londres est venue à moi. J'ai vu Coriolanus [Coriolan] de Shakespeare, joué au Donmar Warehouse de Covent Garden. Une retransmission en direct, confortablement assis dans un cinéma près de chez moi, avec champagne à l'entracte (compris dans le prix). Interprète du rôle principal: le sublime Tom Hiddleston. Ce mec intègre parfaitement les deux faces de son personnage: 1) le héros militaire couvert de gloire, de sang et de blessures (ce sont ses galons et ils les montre en se dévêtant); 2) puis le politicien méprisant envers la plèbe alors qu'il brigue un poste de consul. Incapable de mentir sur son programme politique dans le but d'engranger des voix, il doit s'exiler pour sauver sa peau. Aufidius, son ennemi d'antan l'héberge avec empressement, voire plus, et ensemble ils décident d'attaquer Rome. Mais Aufidius devient jaloux. Il hait violemment Coriolan comme il l'avait embrassé avec passion (sur la bouche) pour l'accueillir.


Des scènes bouleversantes: le combat singulier entre les deux hommes au début de la pièce; le moment où Coriolan nettoie ses plaies sous une cascade et se tord de douleur alors que le sang et les croûtes se mélangent à l'eau; le baiser sur la bouche entre les anciens ennemis; l'émotion de Coriolan lorsqu'il revoit sa mère et sa femme venues plaider en faveur de Rome -- de vraies larmes coulent lentement sur les joues de l'acteur, on a l'impression qu'il met son coeur à nu pour la première fois, c'est du grand art. Ce que j'admire le plus chez Tom Hiddleston, c'est sa manière de porter le texte de Shakespeare comme si il l'improvisait à l'instant au lieu de nous faire sentir qu'il a bien appris son rôle.


Entraînement au duel.

Quant à l'homosensualité de quelques scènes entre les deux rivaux qui ont été jugée superflues par certains critiques (ça vous étonne?), elle apparaît d'abord dans le duel du début. Les deux acteurs se sont durement entraînés pour que l'affrontement soit intégré dans la narration -- alors qu'au cinéma la castagne ressemble plus à un numéro en soi. La joute culmine par un étranglement, comme dans une baise SM, et nous aide à mieux comprendre combien la violence et une trouble admiration animent ces deux héros qui, dans la proximité de la mort, atteignent l'orgasme de la sauvagerie mâle.


Répétition: comment approcher le baiser.

L'un des talents incomparables de Shakespeare est d'entrer dans la complexité de ses personnages. Ses sonnets d'amour dédiés à des femmes et des hommes nous permettent de croire qu'il s'y connaissait. Les deux acteurs ont donc réfléchi à cet aspect pour servir au mieux le texte. Selon eux, Shakespeare comprenait les nuances que prenaient les relations -- politiques, filiales, amicales et sexuelles -- entre hommes au temps des Romains. Les démarcations nettes entre hétéro- bi- et homosexualité (auxquelles notre société s'accroche encore aujourd'hui) n'existaient pas. Ils fixaient en revanche des règles en ce qui concernait la pénétration: les hommes adultes et libres se seraient déshonorés s'ils avaient été "passifs". Le baiser sur la bouche entre Coriolan et Aufidius évoque à la fois celui des footballeurs de Manchester United Gary Neville et Paul Scholes, unis dans l'exploit, et le câblage que les corps et les âmes des deux chefs ont connu lors de leur duel.



Voilà comment une représentation théâtrale vue à distance, sur un sujet datant de 493 avant notre ère, écrite autour de 1608, peut aussi bien suggérer les conflits d'aujourd'hui : l'hiver des "printemps" arabes et ukrainien; les sanctions violentes contre les homosexuel/le/s en Russie, dans les pays musulmans et en Afrique noire. Tout se télescope dans la tête et le coeur du spectateur attentif qui vibre en même temps que le public à Londres et à travers le monde.

André

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"les hommes adultes et libres se seraient déshonorés s'ils avaient été "passifs""

Pourtant Jules Cesar n'a-t'il pas été surnommé à un moment donné la reine de Bithinie ?

André a dit…

En effet, on disait aussi de ce Jules qu'il était le mari de toutes les femmes et la femme de leurs maris. Car, justement, on se moquait de sa "passivité" avec les mecs.